L’art de la vidéo adresse constamment des notions de temps et d’espace, cependant dans le projet unFAQ les temporalités se sont accentuées. Le temps « pandémique », même s’il n’est jamais pointé dans les vidéos, est présent dans les non-dits, puisque les dates de production sont très évocatrices. Le cadre même renferme implicitement une dimension d’isolement car il a été demandé aux artistes de capturer et de formuler leurs réflexions au sein de leur environnement intime, domestique ou à proximité de leur domicile, des espaces qui les inspirent.
Dans le contexte de la pandémie COVID-19, les chercheurs Jason Camlot et Katherine McLeod défendent que « nous ne nous entendons plus de la même façon et nous écoutons le monde différemment qu’auparavant (1) ». La pandémie a affecté notre environnement sonore, elle l’a transformé entre autres par la présence de plus de silence et le développement de l’écoute à travers des dispositifs numériques de visioconférence, etc. Nous pouvons élargir cet énoncé en avançant que tous nos sens en général et notre rapport au monde ont été touchés. Pendant cette période historique d’isolation, la création artistique s’est poursuivie à distance sur un rythme interrompu dans un climat teinté d’anxiété et d’inconfort.
Greyson Gritt et Amanda Christie ont choisi de filmer leur séquence dans un bosquet enneigé. Greyson propose une promenade dans la nature à proximité de son domicile à Sudbury (Ont), une manière de visiter et d’écouter mère nature, et les aînées qui ont marché sur le territoire. Au moment de composer la question pour l’artiste, je découvrais Winona LaDuke, femme politique, ojibwée américaine, activiste, et autrice du livre To Be A Water Protector: The Rise of the Wiindigoo Slayers, dans lequel elle défend ardemment une nouvelle économie verte.
Amanda Christie cadre sa scène lors d’une journée venteuse, à proximité de Moncton (N-B), assise parmi des conifères et des objets domestiques abandonnés (portes, tables et cadres de lit) qui véhiculent des mémoires et des récits inconnus. La stabilité de l’artiste fait figure de corps-antenne, qui rappelle l’omniprésente circulation des ondes électromagnétiques interconnectées avec l’énergie corporelle et les astres.
Le thème de la transmission, qui implique le partage d’idées, retourne chez Josiane Blanc et Joyce Joumaa. De Toronto, Josiane commente la citation d’Aimé Césaire, à l’origine de la question. Dans sa pratique artistique, en tant que réalisatrice et scénariste engagée, elle s’applique à transmettre son héritage culturel. Face à la caméra, elle livre un joyeux monologue cacophonique diffusé sur de multiples écrans. À travers cet amoncellement sonore, l’écoute se fait attentive et précieuse. Nous pouvons y déceler entre autres des bribes à propos de l’importance de la responsabilité de l’artiste dans la production culturelle. La poète américano-libanaise Etel Adnan (2) insuffle la séquence de Joyce. Le paradis perdu, évoqué dans la question, est le Liban, pays qui a vu naître la poète et Joyce, terre qu’elles chérissent mais qu’elles ont dû quitter pour s’expatrier à l’étranger. La tragique explosion au port de Beyrouth en août 2020 représente l’événement moteur qui a généré la vidéo. La narratrice, localisée dans la capitale libanaise, raconte son expérience dramatique par le biais de la tradition orale, permettant ainsi de préserver la mémoire collective d’un peuple, car ce mode de transmission est constitué d’informations, de souvenirs et de connaissances détenues en commun par un groupe de personnes. (3)
Ivetta Sunyoung Kang, Yen-Chao Lin et Oliver Lewis nous amènent dans leur intimité domestique. La pratique artistique d’Ivetta est traversée par les méandres de la mémoire corporelle et l’étude de phénomènes mentaux. La performance de l’artiste Proposition 1: Hands; Tenderhands est à l’origine de la question, et consiste à échanger entre deux personnes de la chaleur par le toucher. Ce langage de la proximité via le partage d’énergie dans l’intimité devient expression artistique. Toucher, comme écouter, c’est être à l’écoute de l’autre. Je renchéris en faisant allusion au philosophe allemand Gernot Böhme qui a écrit : « L’écoute est un être-en-dehors-de-soi qui nous fait prendre conscience à la fois de ce à quoi nous prêtons attention et de la manière dont nous le faisons. » (4) Par l’intermédiaire d’une caméra renversée et pivotante, la présente vidéo d’Ivetta nous dévoile son appartement de Toronto dans un jeu d’ombre et de lumière qui cherche à déstabiliser les repères architecturaux. Être à l’écoute de la perspective des lieux devient un défi. L’une des pièces du domicile montréalais de Yen-Chao Lin et Oliver Lewis accueille la performance low-tech Cloud of Pages qui cherche à déconstruire l’interaction entre les éléments qui façonnent le temps, c’est-à-dire l’histoire, la mémoire, l’archive et la dynamique du pouvoir. À travers un univers flamboyant, ponctué d’éclairages éclatants et de feuilles de livres qui se font mettre en lambeaux, Yen-Chao et Oliver questionnent lesdits éléments. Parmi eux, comment s’articule leur fonctionnement? L’objectivation de la mécanique du pouvoir est-elle possible? L’historienne française Michelle Perrot définit l’histoire comme une discipline qui se rattache directement au temps : « Avoir le goût de l’histoire, ce n’est pas seulement voir les structures qui durent…c’est être à l’affût du temps qui passe et de ce qui crée les changements ». (5)
Le temps de chacun a pris des tempos différents. Créer à distance, c’est entretenir un dialogue lointain dans la relation commissaire-artistes. Ayant trouvé refuge dans leur zone de confort, les artistes ont constitué des œuvres enveloppées de leur réalité.
NOTES
Consulté le 1er février 2023.
Esther Bourdages – Biographie
Esther Bourdages œuvre dans le milieu des arts visuels et des arts technologiques à titre d’auteure, commissaire et chercheure indépendante. Détentrice d’une maîtrise en histoire de l’art de l’Université de Montréal portant sur le sculpteur suisse Jean Tinguely, elle étudie la sculpture dans le sens élargi en relation avec l’art sonore et les arts numériques. Sa recherche curatoriale explore des formes d’art telles que l’art in situ, l’installation et la sculpture, souvent en conjonction avec la technologie (art médiatique et numérique). Un aspect particulièrement important de sa pratique curatoriale est le son, qu’elle s’efforce de traiter comme un médium parfois indépendant parfois complémentaire. Elle s’intéresse entre autres au développement de projets interdisciplinaires en lien avec des idées contemporaines dans les domaines de l’architecture, de l’anthropologie, de l’urbanisme et des études culturelles. Elle est l’auteure de nombreux articles et commentaires critiques sur l’art contemporain. Sous le nom Esther B., elle joue du tourne-disques, manipule des disques vinyles et enregistre des échantillons sonores sur le terrain (field recordings). Elle pratique l’improvisation, action qui lui permet de créer une musique brute, non-linéaire et ponctuée tantôt de citations sonores trafiquées ou de sons abstraits : textures principalement produites par le disque qui a connu certaines opérations d’altération (sablage, découpage, etc.).
Avec ses performances, qui comprennent Are You My Mother? (2000), Sisters (2002) et States of Grace (2007) ainsi que son œuvre photographique, incluant COSMOSQUAW (1996), Lonely Surfer Squaw (1997) et Asinîy Iskwew (2016), la pratique de Blondeau, autant en tant qu’artiste solo qu’en collaboration avec des pairs en arts visuels dont James Luna, Rebecca Belmore, Shelly Niro et Adrian Stimson, témoigne d’une clarté d’attention se démarquant par sa précision, son humour et sa force. Son œuvre photographique et ses installations ont été exposées dans des expositions en solo et de groupe à la Art Gallery of Windsor (Ontario), la Kelowna Art Gallery, la Art Gallery of Alberta (Edmonton) et au Remai Modern (Saskatoon), entre plusieurs autres. Ses performances ont été présentées à la Nuit Blanche (Saskatoon et Winnipeg), au VIVO (Vancouver), au Musée des beaux-arts de l’Ontario (Toronto) et à la Biennale de Venise de 2007. Blondeau a participé à des panels de discussion et donné des cours au Musée des beaux-arts de l’Ontario, à l’université de la Saskatchewan (Saskatoon), au IAIA Museum of Contemporary Native Arts (Santa Fe) et à la Biennale de Sydney de 2020. Depuis 2018, Blondeau est professeure adjointe en art autochtone à la School of Art de l’université du Manitoba ; a siégé au conseil consultatif du programme en arts visuels du Conseil du Canada, et fût membre du Collectif des commissaires autochtones. Blondeau a reçu le Prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques de 2021.
Lori a invité les artistes Annie Beach, Bracken Hanuse Corlett, Casey Koyczan, Joi Arcand, Scott Benesiinaabandan et Troy Gornsdahl à participer au projet.